Paul EUDELINE
TEXTE
COMMENTAIRE THÉORIQUE / CRITIQUE



Sofia Bohdanowicz, Burak Çevik et Blake Williams : A Woman Escapes
Canada, Turquie / 2022 / Couleur / 16 mm, HD, 3D / 81’

Film présenté en première mondiale pour la 33e édition du FID Marseille en 2022 en compétition Internationale et CNAP.
Mention spéciale de la compétition CNAP.

Le film s’ouvre et déjà l’entrelacement commence avec la présence d’un texte, manuscrit, écrit sur un carton bleu nuit, signé Audrey Benac – forme de double fictif ou alter ego de Sofia Bohdanowicz et interprétée par Deragh Campbell – qui, malgré son état de personnage fictionnel vient avertir le spectateur que cette histoire est en partie réelle¹. Le texte disparaît, le carton reste, la voix d’Audrey se fait entendre : « Juliane... Juliane... Juliane... Juliane... Juliane... ».
Ses plaintes adviennent en raison du décès de Juliane Sellam, dame montmartroise et astrologue, qui occupait avec sa maison le sujet d’un précédent film de Bohdanowicz, Maison du bonheur (2017)2. Adviennent des prises de vues rapides de cette maison, son extérieur d’abord puis Juliane dans son intérieur qui se maquille, sert du thé, prépare du pain, ou prédit un avenir – rushes de Maison du bonheur ? –. Mais les césures sont brusques – d’une image à une autre, aux cartons bleus dont le texte est absent, appuyés par les coupes d’une unique bande sonore, dissonante avec les prises de vues – et renvoient directement à la fugacité de souvenirs, aux flashbacks. La correspondance continue par les vues et la voix de Burak Çevik, seul dans un appartement, ponçant une table et accompagné par l’appel lointain d’un muezzin. Il évoquera un colis, destiné à Audrey/Sofia et envoyé par Blake3, dont l’unboxing fera l’objet de la séquence suivante – assisté par la voix de Blake –, il s’agira d’une petite caméra destinée à la 3D sur laquelle il reste des vues (shots). Les séquences 3D s’en suivent, Audrey/Deragh apparaît et le titre la rejoint sur les rails de ce qui semblerait être bien plus qu’une correspondance cinématographique.

L’entrelacement continue, ouvrant des dialogues entre les voix et vues de ces différents protagonistes, à la fois cinéastes et personnages, à la fois dans la fiction et la production du film. Les cartons changent de couleurs, d’une introduction sur bleu, développés par des variations il se conclut sur du magenta4, et chapitre l’avancé du temps d’un mois de mars ou plus précisément des placements et des déplacements de scènes : « Audrey sleep », « The next morning », ... Certains effets de transition et de répétitions sont assurés par de modestes renouvellements : Audrey reçoit la caméra 3D et la 3D opère, Audrey porte à son nez des lunettes 3D et celle-ci opère. C’est le second film en 3D qui m’a été donné de voir – avec Adieu au langage de JLG – où l’utilisation de l’effet sert davantage à son sens et pour ses qualités plastiques que pour son aspect spectaculaire. Par son rapport à la profondeur, l’effet renvoie formellement aux différentes distances que le film entretient vis-à-vis de son sujet.
« Pour Juliane » seront les derniers mots, à ne rien ajouter, à ne rien enlever5.




1 « The Following is a story that is somewhat true. I present it as it happened, with adornment. - Audrey Benac »

2 « J’ai développé mon étude du quotidien en dehors de ma famille avec mon second long métrage, Maison du bonheur. J’ai passé l’été 2015 à vivre à Paris avec une astrologue du nom de Juliane Sellam, et j’ai filmé différents éléments de sa vie avec une caméra Bolex, en utilisant des bobines 16mm de 30 ou 100 pieds. Chaque bobine correspondait à un élément intégral de la vie de Sellam. Il s’agissait pour moi de créer un portrait et une étude du monde en fonction de la vie qu’elle s’était construite à Montmartre. » - Entretien avec Sofia Bohdanowicz par Charlotte Selb - 19 novembre 2019 - [https://revue24images.com/les-entrevues/entretien-avec-sofia-bohdanowicz/]

3 « Dear Audrey, It’s been some time since you left an today I finally decided to make some changes. When I woke up this morning a package had been left at the door. It was addressed to you, sent by someone named Blake. Who is «Blake» ? It is on its way to Paris. New maill will now arrive directly to you. I know you’re going through a tough time. I’m so sorry to hear about Juliane, my condolences. I can’t imagine what the house must be like without her, or how you lust feel. (...) »

4 Traduisant chromatiquement un changement de profondeur à la fois matériel et émotionnel, en regard de la teinte des vitres de lunettes 3D et des conceptions des théories des couleurs.

5 Youssef Ishaghpour dans Historicité du cinéma : « Les uns et les autres visent, en questionnant leurs matériaux, ce qu’il y a de plus essentiel dans l’actuel. Et ce me semble être le critère pour différencier une œuvre d’un simple produit de l’industrie culturelle. » et « Contrairement à ce que pensait Serge Daney, et malgré ma grande inquiétude, je refuse catégoriquement l’hypothèse de l’agonie du cinéma et de son recyclage audiovisuel. Le cinéma est devenu minoritaire dans son audience, cela ne veut pas dire qu’il soit mineur dans sa possibilité et dans ses formes. (...) » (Editions Verdier, 2004, p. 49 et 58).