Paul EUDELINE
TEXTE
COMMENTAIRE THÉORIQUE / CRITIQUE







Jenni TOIKKA : Prelude Op. 28 No. 2
Finlande / 2022 / Couleur / 35 mm / 8’


Prelude Op. 28 No. 2
est un film finlandais réalisé et produit par Jenni Toikka de 8 minutes en 35mm Kodak couleur et distribué par AV-arkki (Centre for Finnish Media Art). Le travail du son est de Kasperi Laine, le montage de Sampo Siren, la photographie de Ville Piippo et est interprétée par Seidi Haarla – essentiellement connue pour son rôle dans Compartiment n° 6 de Juho Kuosmanen1 – et Meri Nenonen – connue pour avoir joué dans une vingtaine de longs-métrages, une dizaine de courts et plus d’une quinzaine de séries finlandaises.
Le film a été présenté en première mondiale pour la 33e édition du FID Marseille en 2022 dans la catégorie Autres Joyaux.

Le film s’inscrit comme une reprise de la scène maîtresse de Sonate d’automne (1978) d’Ingmar Bergman traitant d’une relation de non-dit entre une mère et sa fille délaissé au profit d’une carrière de pianiste de renommée, respectivement incarnée par Ingrid Bergman2 et Liv Ullmann. Dans ladite scène, les deux femmes viennent à jouer l’une après l’autre le Prélude Op. 28 No. 2 de Chopin, la mère se refusant à considérer les qualités de sa fille, lui assénant des répliques cinglantes sous couvert d’une leçon de piano, – déplaçant par ses paroles le prélude dans divers registres émotionnels3 – et dont l’extrême tension due à cette relation de non-dit est crispée par la remarquable interprétation des deux actrices dans les subtiles variations de leurs expressions engageant une multitude d’états émotionnels dans les regards portés l’une sur l’autre à travers d’intenses et saisissants portraits.
Il s’agit précisément de cela que Jenni Toikka a tentée de retranscrire à travers son film Prelude Op. 28 No. 2. Dans celui-ci, les deux femmes ne sont pas nommées, mais les similitudes avec le film de Bergman sont marquantes. Outre l’écart d’âge entre les deux actrices, la plus jeune, incarnée par Seidi Haarla, conserve la chemise, de rondes lunettes et des cheveux tirés par un chignon à l’image de l’allure stricte du personnage d’Eva. Dans ce qui serait le rôle de Charlotte – la mère d’Eva – ou d’une possible enseignante incarnée par Meri Nenonen, les cheveux sont détachés et le haut ample témoigne d’une attitude plus libérée – la couleur des habits, bien que plus terne semble avoir été inversée. L’action est déplacée dans un studio, parquet au sol, murs recouvert de long rideau noir et blanc, une rangée de fenêtres, un banc, une lampe, un miroir et le piano.
Le film est composé d’un plan-séquence répété à deux reprises, l’un à la suite de l’autre, entrecoupé d’un écran noir, strictement identique avec pour seule différence formelle une durée de 3 minutes 51 secondes pour le premier – qui comprend ainsi une seconde supplémentaire avant le début du prélude –, et une durée de 4 minutes pour le second – qui laisse environ 10 secondes supplémentaires de prise de vue une fois le prélude terminé.
Le plan séquence débute sur Seeidi Haarla – à l’image de Liv Ullman, première à jouer dans la scène de Sonate d’automne –, qui commence son interprétation du prélude observé et écouté par Meri Nenonen en arrière-plan. Après quelques secondes la caméra effectue un mouvement pour se stabiliser sur le profil de Seeidi, seule dans le cadre avec pour fond la dichotomie chromatique des rideaux. La musique vient à se fondre quelques secondes extra-diégétiquement dans un son sourd et lointain alors que la caméra continue dans son précédent mouvement pour se positionner dans le dos de la jeune femme observant la leçon de Meri et reprendre le prélude dans sa première sonorité – diégétique. Puis, dans un troisième élan, l’objectif vient à se rapproche de Meri, toujours vu de dos, seule dans le cadre et renvoyant par un regard une quatrième impulsion vers Seeidi, visible à travers l’image d’un miroir, prolongeant le morceau entrecoupé du même précédent fondu sourd, et, enfin, dans un cinquième mouvement opposé aux deux premiers, le cadre revient dans sa première position, avec cette foi, Meri au piano et Seeidi qui l’observe. Et comme un recommencement, la caméra vient à cadrer le profil de Meri, la même dichotomie chromatique en fond, le même effet de fondu sonore, pour ensuite établir le même précédent mouvement, cadrant cette fois Meri observant Seeidi, toutes deux de dos, et terminant le bref morceau. Puis écran noir et répétition de la séquence.

Dénué de son contexte, le propos peut autant renvoyer à la confrontation qu’amène l’exigent apprentissage d’un instrument de musique à haut niveau entre le maître et son élève, entre passage de flambeau et compétition – en particulier ici avec l’étude du piano4 –, comme la confrontation entre actrices et acteurs de différentes expériences et potentiellement la confrontation d’une mère et sa fille. La relation entre ses deux personnages n’en est que plus trouble, et paradoxalement, en n’institutionnalisant pas son film de textes ou de paroles, Jenni Toikka rend toute la grâce au non-dit et à un jeu d’expressions bien plus sensible et signifiant que l’usage de quelques mots – associant par là très précisément signifiant et signifié5 – dans un rendu exclusivement cinématographique par son échelle de temps, de mouvement et de retranscription de la saisissante performance des deux actrices – dont les remarquables qualités d’interprétations n’ont rien à envier au film de Bergman. Mais, c’est aussi par cette relation à ce film de Bergman – loin du luxe d’une reprise bête comme pour ramener au goût du jour – que Jenni Toikka approfondie à la fois du signifié dans le substratum de ces relations et du signifiant formel dans sa rhétorique de reprise cinématographique en accentuant la rotation entre mère / fille / maître / élève / observateur / interprète / spectateur / acteur / réalisateur et par la répétition de ce même plan-séquence, – qui, offrant plus qu’une sensation de déjà-vu – affirme un éternel cycle, entre évolution et révolution, et apportant, malgré le caractère identique des deux séquences, un nouveau regard sur un ensemble de détails potentiellement signifiant dans l’interprétation de ces actrices. – Et par l’utilisation du plan-séquence truqué ramène plusieurs temporalités dans un même mouvement.

Un objet d’une très grande habileté appuyée par la maîtrise d’exigeants mouvements de caméra, dans l’élégance de cadres entretenu par un ratio conditionnant une retenue de contenu superflu dans chaque image, d’une colorimétrie aussi douce que sobre et terne, et d’une grande précision dans ses effets de trucages – dont je n’ai pas réussi à comprendre s’il s’agissait de coupes dissimulées, de mouvement de mobilier hors cadre ou autres effets de perspective, mais semblent opérer à trois ou quatre reprises [À la vue de son précédent Lighthouse – coréalisé avec Eeva-Riitta Eerola et tiré du roman To the Lighthouse de Virginia Woolf –, cela semblerait venir de mouvements hors cadre des actrices et du piano]
Mon seul doute serait quant au caractère quelque peu appuyé et relativement superflu des instants sourds de la bande sonore. L’effet semble déjà trop vu dans des registres semblables, lié à des formes de dilatation du temps et perd donc son caractère d’intrigante nouvelle singularité que pouvait nous offrir les premières occurrences de ce type de son dans un possible langage cinématographique.
Une ou deux petites erreurs qui n’en sont peut-être pas : un léger regard – en coin – caméra à 2min30 par Meri et un petit, mais rapide et brusque mouvement de replacement de Seeidi à 2min37, qui, s’ils sont réellement des erreurs, n’appuient que la délicatesse de ce méticuleux dispositif6.

Un très bel objet, parfaitement maîtrisé, qui témoigne d’une grande sensibilité dans sa gestion des cadres, des mouvements, des couleurs, du jeu de ses actrices, et de son propos résolument cinématographique.





1 Grand prix au Festival de Cannes 2021 ex-æquo avec Titane de Julia Ducournau.
2 Première collaboration avec Ingmar Bergman.
3 « Your technique wasn’t bad at all, though you might have taken more interest in Cortot’s fingering, but let’s just talk about the conception. Chopin was emotional, but not sentimental. Feeling is very far from sentimentality. The prelude tells of pain, not reverie. You have to be calm, clear and harsh. Take the first bars now. It hurts, but he doesn’t show it. Then a short relief. But it evaporates immediately, and the pain is the same. Total restraint the whole time. Chopin was proud, passionate, tormented and very manly. He wasn’t a sentimental old woman. This prelude must sound almost ugly. It is never ingratiating. It should sound wrong. You have to battle your way through it and emerge triumphant. Like this. » Voir totalité du dialogue de la scène ci-dessous.
4 Rappel Whiplash de Damien Chazelle.
5 « Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total résultant de l’association d’un signifiant à un signifié, nous pouvons dire plus simplement : le signe linguistique est arbitraire (Ferdinand de Saussure, 1916, p. 100) Le lien qui unit signifiant et signifié est nécessaire: dans la conscience du sujet parlant français, le signifiant bœuf (c’est-à-dire l’image acoustique du groupe de sons böf) évoque nécessairement le concept de bœuf et le concept déclenche nécessairement l’image acoustique böf. « Le signifiant est la traduction phonique du concept; le signifié est la contrepartie mentale du signifiant » (E. Benveniste ds Perrot, Ling., 1953, p. 112). » Vu dans https://www.cnrtl.fr/definition/signifiant.
6 En rappel des propos de Danièle Huillet dans Où gît votre sourire enfoui ? de Pedro Costa au sujet des petites erreurs de montages.





Sonate d’automne d’Ingmar Bergman, scène du piano :

« Mother (Charlotte) : - I see you’re working on the Chopin preludes. Play something.
Daughter (Eva) : - Not now.
Mother : - Don’t be childish. You’d give me great pleasure.
Father (Viktor) : - But you wanted your mother to hear you play.
Daughter : - But it’s all a sham. I have no technique. I haven’t even bothered to learn the fingering.
Mother : - Darling, no more excuses. Come on, now, play.
[The daughter plays the piano]
Mother : - Eva, my dearest.
Daughter : - Is that all?
Mother : - I was just so moved.
Daughter : - Did you like it?
Mother : - I liked you.
Daughter : - I don’t understand.
Mother : - Play something else.
Daughter : - What was wrong with it?
Mother : - Nothing.
Daughter : - You didn’t like my interpretation.
Mother : - We each have our own.
Daughter : - Exactly. I want to know yours.
Mother : - You’re annoyed.
Daughter : - No, I’m upset. You won’t tell me your interpretation of this prelude.
Mother : - All right, if you insist. Your technique wasn’t bad at all, though you might have taken more interest in Cortot’s fingering, but let’s just talk about the conception. Chopin was emotional, but not sentimental. Feeling is very far from sentimentality. The prelude tells of pain, not reverie. You have to be calm, clear and harsh. Take the first bars now. It hurts, but he doesn’t show it. Then a short relief. But it evaporates immediately, and the pain is the same. Total restraint the whole time. Chopin was proud, passionate, tormented and very manly. He wasn’t a sentimental old woman. This prelude must sound almost ugly. It is never ingratiating. It should sound wrong. You have to battle your way through it and emerge triumphant. Like this.
[The mother plays the piano]
Daughter : - I see.
Mother : - Don’t be annoyed with me.
Daughter : - Why would I be? On the contrary.
Mother : - For 45 years, I’ve worked at these terrible preludes. They still contain a lot of secrets.
Daughter : - When I was little, I admired you so much. Then I got pretty tired of you and your pianos. Now I admire you again, but in a different way.
Mother : - Then there’s some hope.
Daughter : - Yes, I guess so.